LE CHEMIN DE FER

La voie ferrée de Grenoble à Veynes qui traverse le Trièves du nord au sud fut ouverte en 1878. Elle serpente parallèlement à la RN 75 sur les croupes du Vercors, disparaît dans des tunnels, côtoie des abîmes où l'œil se perd, s'élance imperturbable sur des viaducs aériens. C'est une ligne superbe «qui laisse un souvenir profond par les horizons qu'elle déroule sous les yeux du voyageur...»1

Nous restons un peu étonné du nombre de billets de voyageurs délivrés par nos gares au début de ce siècle. En 1908, le record annuel fut détenu par Clelles-Mens avec 12.599 billets, soit une moyenne journalière de 34, puis venait Saint-Maurice-en-Trièves avec 5387 billets. Ces deux stations étaient desservies par des services de voitures à chevaux qui partaient de Mens pour la gare de Clelles et de Tréminis pour la gare de Saint-Maurice. Suivaient dans l'ordre: Saint-Michel-les-Portes 4352 billets; les Blancs 3329 billets et enfin le col de la Croix-Haute-Lalley 380 billets. Disons que le Trièves était plus peuplé que de nos jours : Mens comptait - avec Saint-Genis - 1759 habitants et le Trièves 6328 habitants ; d'autre part, le train était la seule façon de se déplacer, en particulier pour se rendre à Grenoble : 2 heures de voyage au départ de Saint-Maurice-en-Trièves. Nos parents ou nos grands-parents devaient être heureux de prendre le train puisqu'un petit calcul montre une moyenne annuelle de 4 billets par habitant.

D'autres trains transportaient les marchandises. Les locomotives à vapeur, une devant, une derrière, s'époumonaient à gravir, à une allure pourtant réduite, les pentes de la Croix-Haute. En arrivant au col, la locomotive de queue se détachait du convoi et regagnait Vif; l'autre repartait seule avec ses wagons vers le sud. C'était la «manœuvre». Les wagons qui montaient portaient l'anthracite de La Mure, transbordée à Saint-Georges de Commiers, l'aluminium, le carbure, les ferro-alliages de la vallée de la Romanche par l'intermédiaire de la gare de Jarrie-Vizille ainsi que les produits chimiques de Pont-de-Claix. Les wagons qui descendaient étaient chargés de marchandises provenant de Saint-Auban (alumine) ou de Marseille (minerais, sel, houille). Dans les gares de Clelles-Mens et de Saint-Maurice-en-Trièves, on acheminait les produits du Trièves: blé, foin, bovins, ovins, bois scié ou en grumes.

Le chemin de fer absorba une partie du trafic de la RN 75; les services de voiture à cheval Grenoble-Mens, Grenoble-Sisteron furent supprimés tandis que les relais à chevaux, aux écuries immenses, périclitèrent peu à peu. Par contre, le hameau de la gare de Clelles s'agrandit et se modernisa; un buffet fut ouvert à la station de Saint-Maurice-en-Trièves; quelques maisons de «poseurs» s'élevèrent près de la gare du Col de la Croix-Haute.

Le chemin de fer contribua à accélérer la dépopulation du Trièves - donc son déclin - commencé par la RN 75. Nombre de personnes n'avaient connu durant leur vie que l'horizon de nos montagnes. Elles purent effectuer un voyage aller et retour à Grenoble dans la même journée et à un prix inférieur à celui des voitures à chevaux. Les idées nouvelles pénétrèrent dans nos campagnes et le Trièves s'ouvrit tout grand au progrès scientifique. Beaucoup de jeunes gens continuèrent leur études, après l'école primaire, dans les internats de Vizille, de Grenoble ou de Voiron et obtinrent de places dans l'administration

On se rendit compte que cette voie ferrée comportait beaucoup d'imperfections, après la guerre de 1914-1918, pendant laquelle elle avait rendu de signalés services. Elle présente de fortes courbes, des déclivités accentuées et une faible capacité de trafic; elle passe beaucoup trop loin des villages situés au sud de Clelles et surtout elle aurait du traverser le col de la Croix-Haute par un tunnel de quelques kilomètres, ce qui aurait résolu le problème du déneigement pendant l'hiver. Elle est donc inadaptée à un trafic moderne; elle ne peut plus lutter contre les cars qui vont chercher les voyageurs dans leurs villages et contre les camions qui prennent les marchandises à domicile. La SNCF a tenté des réformes discutables visant à faire des économies : des gares ont été fermées, le Col de la Croix-Haute-Lalley, le Percy, Saint-Michel-les-Portes; celle de Saint-Maurice n'est bientôt plus qu'une halte et son buffet a été transformé en colonie de vacances. Des michelines bleues et rouges, jouant à cache-cache dans les sapins et les tunnels, assurent la plus grande partie du trafic.

Les deux gares de Saint-Maurice-en-Trièves et de Clelles-Mens sont de plus en plus délaissées par les voyageurs et les expéditeurs de marchandises, surtout pendant l'hiver. Aussi la ligne est-elle déficitaire et des menaces de fermeture pèsent sur elle. Par contre, la RN 75 draine de nos jours presque tous les voyageurs pour Grenoble. On se rend facilement aux bureaux administratifs, à la bibliothèque, à la grande surface; on va assister aux séances de cinéma, aux manifestations sportives, aux réunions politiques; on rend visite à ses parents, à ses amis, aux malades qui souffrent dans les hôpitaux.

Grenoble est devenue la véritable capitale du Trièves.


Géographie du Trièves
Aimé BEAUP
mai 1982

1. Voyage en France, par Ardoin-Dumazet. 1re série, p. 370.